20
AU bout d’un moment, le Teutonique implora une pause et Kickaha y consentit. Il lança le missile-espion en reconnaissance. Il n’y avait pas de Cloches Noires à l’étage situé sous celui où se trouvait la salle de contrôle. Sur les six marches supérieures de l’escalier gisaient les corps brûlés et fondus de dix talos. De toute évidence, ils avaient tenté d’attaquer les occupants de la salle de contrôle et on les avait neutralisés en les irradiant avec des lance-rayons. Le dispositif qui les avait liquidés se trouvait au sommet des marches. C’était un petit coffre noir monté sur roues, avec un col mince en métal gris. L’extrémité renflée du sol comportait une petite lampe. Cette lampe détectait toute masse en mouvement et projetait vers elle un rayon mortel. Sa portée maximum était de dix mètres.
L’engin balayait régulièrement toute la largeur de l’escalier. Il ne réagit pas au passage du missile, ce qui signifiait que le cou-de-serpent ainsi que l’appelait Kickaha, ne détectait que des masses d’une certaine importance. Il fit obliquer le missile et le guida dans le corridor jusqu’à la porte à double battant de la salle de contrôle. Elle était fermée. Il put voir, grâce à l’« œil » du missile, que de nombreux petits disques étaient appliqués au mur, tout le long du corridor. Il s’agissait de détecteurs de masse, mais au champ d’action limité. Une personne avertie pouvait longer le corridor sans déclencher l’alarme à condition de se tenir exactement dans son axe. Mais il devait y avoir également des dispositifs d’observation visuels – les Cloches Noires avaient certainement pensé à en installer. Kickaha fit avancer le missile très lentement au ras du plafond, car il ne voulait pas que sa présence fût détectée. Il repéra les dispositifs. Ils avaient été dissimulés à l’intérieur des têtes de deux statues placées sur des piédestaux. C’étaient les Cloches Noires qui avaient évidé les têtes.
Kickaha fit revenir le missile vers lui avec précaution. Puis il ôta ses lunettes et entreprit de monter l’escalier, suivi de Do Shuptarp. Ils n’avaient gravi que quelques marches lorsqu’ils sentirent une odeur de protoplasme et de plastique brûlés. Comme ils atteignaient les restes des talos empilés sur les marches, Kickaha arrêta le Teutonique.
« Pour autant que je puisse en juger, ils se tiennent tous dans la salle de contrôle », dit-il. « Il nous faut les détruire avant qu’eux-mêmes ne nous abattent. Tu vas demeurer derrière moi et ouvrir l’œil. Ne cesse pas d’observer autour de toi. Il y a de nombreuses « portes » dans la salle de contrôle, qui permettent d’accéder à diverses parties du palais. Si les Cloches Noires les ont découvertes, ils s’en serviront. Sois sur tes gardes ! »
Il se tenait juste à la limite du cou-de-serpent qui continuait à balayer l’escalier sur toute sa largeur. Il s’assit sur une marche, effilocha une extrémité de la plus mince des cordes qu’il avait emportées et l’attacha au missile. Puis il remit ses lunettes et fit avancer le missile dans la direction du lance-rayons.
L’engin progressait lentement en raison du poids de la corde qu’il remorquait. Le cou-de-serpent continuait son balayage et il ne réagit pas lorsque le missile, traînant la corde, s’approcha de lui. Il était réglé pour tirer sur des masses plus importantes mais il était possible qu’il soit équipé d’un dispositif transmettant des images à la salle de contrôle. Si c’était le cas, les Cloches Noires allaient arriver au pas de charge et tirer par-dessus la rampe.
Kickaha recommanda à nouveau à Do Shuptarp de faire preuve de vigilance et de tirer sans hésiter s’il apercevait quoi que ce soit de suspect.
Le missile, tirant toujours la corde, longea le cou-de-serpent, en fit le tour et revint vers le bas de l’escalier. Kickaha le récupéra, ôta ses lunettes, dénoua la corde et en prit les deux extrémités dans sa main. Il la tendit doucement, puis tira d’un coup sec. Le cou-de-serpent bascula et dégringola jusqu’à mi-hauteur de l’escalier. Il resta là, couché sur le côté, continuant à balayer mais devenu inoffensif car il était maintenant braqué vers la rampe. Kickaha s’approcha par-derrière et manœuvra un cadran placé sur la face arrière de la boîte noire. Le cou-de-serpent cessa son mouvement de va-et-vient.
Kickaha ramassa l’engin et le mit sous son bras. Il entreprit de gravir les marches, un lance-rayons dans la main droite. Lorsqu’il eut atteint le palier, il posa le cou-de-serpent sur le sol et l’orienta de manière qu’il menace une des statues placées au bout du corridor, près des portes de la salle de contrôle. Il manœuvra un cadran et l’engin s’ébranla. Il le regarda s’éloigner puis recula. Au bout d’une minute, un crachement se fit entendre, suivi d’un grand fracas. Kickaha remit les lunettes et envoya le missile en exploration. Comme il l’avait espéré, le cou-de-serpent avait continué sa route jusqu’à ce qu’il soit activé par la masse d’une des statues sur piédestal. Son lance-rayons avait craché une décharge, faisant basculer la statue dont la tête avait éclaté au contact du sol, libérant la caméra qui y était dissimulée.
Il redescendit vivement l’escalier et courut le long du corridor inférieur, toujours suivi du Teutonique. Lorsqu’il se jugea hors du champ de vision de quiconque viendrait se placer en haut des marches, il s’immobilisa.
Il remit les lunettes et guida le missile à l’étage de la salle de contrôle, où il l’immobilisa au-dessus de la porte, le nez au mur, l’« œil » braqué vers le bas. Puis il attendit.
De longues minutes s’écoulèrent. Il eut envie de retirer ses lunettes afin de vérifier si Do Shuptarp accomplissait bien sa mission de surveillance, mais il réfréna cette impulsion. Il lui fallait demeurer vigilant car la porte de la salle de contrôle pouvait s’ouvrir d’un instant à l’autre.
Presque aussitôt, les deux battants s’entrouvrirent. Un tube périscopique apparut, qui observa dans toutes les directions. Il se retira, remplacé bientôt par une tête à cheveux blonds. Le corps suivit lentement. La Cloche Noire bondit vers le cou-de-serpent et le désactiva. Kickaha fut déçu car il avait espéré que l’engin lui lancerait une décharge. Mais il était réglé pour ne balayer qu’un arc de cercle déterminé et ne réagissait pas si on l’approchait par-derrière.
La statue avait presque complètement fondu. La Cloche Noire la contempla un moment puis, prenant le cou-de-serpent sous son bras, l’emmena dans la salle de contrôle. Kickaha fit aussitôt franchir la porte au missile posté au-dessus d’elle et le guida jusqu’au plafond de la pièce, laquelle était assez vaste pour contenir un porte-avions. Il le fit évoluer au ras du plafond, puis descendre le long du mur du fond et se poser sur le sol derrière un pupitre de commandes. La vision et l’audition perdirent alors de leur netteté et de leur intensité, ce qui fit comprendre à Kickaha que la porte avait été refermée. Bien que le missile eût été étudié pour transmettre des images et des sons à travers des écrans épais, il perdait néanmoins une grande partie de son efficacité lorsqu’il se trouvait derrière un obstacle.
Zymathol était en train de parler à Arswurd de l’étrange comportement du cou-de-serpent. Il l’avait remplacé par un autre qui, il l’espérait, ne se montrerait pas aussi capricieux. Par contre, il n’avait pas remplacé la caméra. Celle qui se trouvait dans la tête de la statue intacte suffisait à couvrir toute la largeur du corridor. Zymathol regrettait qu’ils aient perdu autant de temps à essayer d’entrer en rapport avec von Turbat sur la Lune, par laser ou par radio. Pendant ce temps, ils n’avaient pu observer les écrans de contrôle et voir ce qui s’était passé.
Kickaha aurait bien voulu continuer à écouter, mais il lui allait poursuivre l’exécution de son plan de campagne. Il désactiva le missile qui se trouvait dans la salle de contrôle et attacha l’extrémité de la corde effilochée à un deuxième engin. Il l’envoya vers le cou-de-serpent placé au haut des marches et répéta l’opération précédente. L’engin lance-rayons dégringola le long des marches, bien plus bas que le précédent, ne s’arrêtant que contre le corps d’un des talos. Il s’immobilisa, le tube braqué à la verticale. Kickaha le désactiva, puis il l’emporta à l’étage supérieur où il le lança de toutes ses forces dans la direction de la statue demeurée intacte. Il redescendait déjà les marches lorsqu’il entendit le fracas du choc. Il propulsa le missile en direction de la porte de la salle de contrôle et vit que la deuxième statue gisait sur le sol, brisée en plusieurs morceaux. Il plaça le missile le nez au mur, au-dessus de la porte, réactiva celui qui se trouvait à l’intérieur de la pièce et se remit à attendre.
Pendant longtemps, tout demeura silencieux. Puis il entendit la voix de Zymathol, qui disait à son congénère que le fonctionnement défectueux du deuxième cou-de-serpent était certainement autre chose qu’une simple coïncidence. Il ne passait quelque chose d’anormal – donc de dangereux. Il ne voulait pas quitter à nouveau la salle pour se livrer à des recherches.
Arswurd répliqua qu’il leur fallait sortir, que cela leur plût ou non. Ils ne pouvaient pas demeurer là à ne rien faire pendant qu’un intrus rôdait dans le palais. Cet intrus était certainement Kickaha, et il leur fallait le découvrir et le tuer. Qui d’autre que lui était capable de pénétrer dans le palais en se jouant de tous les dispositifs défensifs qui l’équipaient ? Zymathol, quant à lui, était certain qu’il ne s’agissait pas de Kickaha. Du moment que von Turbat et von Swindebarn le cherchaient sur la Lune, c’était donc qu’il s’y trouvait. En entendant cela, Kickaha fut envahi par la perplexité. Pourquoi von Turbat demeurait-il sur la Lune, étant donné qu’il devait savoir que son ennemi s’était échappé grâce à l’une des « portes » situées dans la pièce secrète aménagée au fond de la caverne ? Se pouvait-il que le roi d’Eggesheim se méfiât des ruses de son ennemi numéro un au point de penser qu’il avait expédié quelque objet par la « porte » pour laisser croire qu’il s’agissait de lui ? Mais dans ce cas, qu’est-ce qui pouvait lui laisser supposer qu’il y avait sur la Lune quelque chose qui retint Kickaha ?
Il se sentit troublé et légèrement effrayé. Se pouvait-il qu’Anania l’eût suivi sur la Lune, où les Cloches Noires étaient occupées à la pourchasser ? C’était une possibilité et cela le rendait nerveux.
Zymathol reconnut que seul Kickaha pouvait avoir lancé les talos contre eux. Arswurd répondit que c’était une raison supplémentaire pour se débarrasser d’un tel danger. Zymathol demanda comment ils allaient pouvoir s’y prendre.
« Certainement pas en demeurant ici », répondit Arswurd. « Alors, va à sa recherche », rétorqua Zymathol. « C’est ce que j’ai l’intention de faire. »
Kickaha trouva qu’il était intéressant que la conversation eût pris un tour aussi humain. Si les Cloches Noires avaient pour origine des complexes métalliques, ce n’étaient pas pour autant des machines fabriquées à la chaîne. Leurs personnalités étaient aussi diversifiées que celles des humains.
Arswurd se dirigeait vers la porte quand Zymathol le rappela, il lui dit que leur mission exigeait que l’on ne prît pas de risques superflus. Ils étaient si peu nombreux maintenant que la perte d’un seul d’entre eux pouvait être irréparable et anéantir toutes leurs chances de conquête. En fait, la conquête était passée maintenant au second plan : ils se battaient pour survivre. Qui eût pu croire qu’un vulgaire leblabbiy était capable de déployer autant d’ingéniosité pour les exterminer ? Kickaha n’était même pas un Seigneur – ce n’était qu’un simple être humain.
Zymathol ajouta qu’il était préférable d’attendre le retour de leurs deux chefs. Il était impossible d’entrer en rapport avec eux car quelque chose interférait chaque fois qu’ils essayaient de communiquer avec la Lune.
Kickaha aurait pu leur expliquer pour quelle raison leurs efforts étaient vains. La structure spatio-temporelle de cet univers comportait une déformation particulière qui influait sur la qualité des transmissions par radio ou par laser. Une machine volante n’aurait pu assurer la liaison planète-lune car elle se serait désintégrée en atteignant l’étroite ligne de partage qui séparait les deux corps célestes. Le seul moyen pour passer de l’un à l’autre était d’emprunter une « porte ». Les deux Cloches Noires s’étaient mis à discuter nerveusement de diverses choses. Vingt-neuf de leurs congénères, sur les cinquante qui existaient originellement, avaient été tués. Il y en avait deux ici au palais, deux dans l’univers de Nimstowl, deux dans celui d’Anania, deux dans le monde de Judubra. Zymathol était d’avis qu’on les appelât à la rescousse. Ou mieux, que lui-même et Arswurd quittent cet univers en bloquant les portes du palais. Il existait de nombreux univers. Pourquoi ne pas abandonner celui de Wolff à jamais ? Si Kickaha le voulait, qu’il le prenne ! Entre-temps, dans un endroit sûr, ils pourraient créer des milliers de nouvelles Cloches. Et dans dix ans, ils seraient en mesure de faire disparaître tous les Seigneurs.
Mais von Turbat – qu’ils appelaient Graumgrass – était d’un entêtement extraordinaire. Il refuserait d’abandonner. Ils étaient tous deux d’accord sur ce point. Il devint évident pour Kickaha qu’Arswurd, bien qu’il insistait sur la nécessité de se mettre à la recherche de l’intrus qui se trouvait dans le palais, n’avait aucune intention de quitter son abri. Toutefois, il lui fallait donner l’impression qu’il ne manquait pas de courage.
Ces deux personnages n’avaient rien de commun avec les êtres inhumains, froids, strictement logiques et totalement dépourvus de sensations qu’Anania lui avait dépeints. Si l’on faisait abstraction de certains éléments de leur conversation, il aurait pu tout aussi bien s’agir de deux soldats de n’importe quelle nation de n’importe quel univers en train de bavarder.
Pendant un moment, il se demanda s’il était vraiment impossible de raisonner avec les Cloches Noires, et s’ils ne seraient pas satisfaits d’avoir une place dans ce monde tout comme les autres êtres sensibles.
Ce sentiment s’évanouit bien vite. Les Cloches Noires préféraient loger dans des corps d’êtres humains plutôt que de demeurer enfermés dans leur cercueil de métal en forme de cloche. Les délices et les avantages de la chair étaient trop tentants. Non, ils ne se contenteraient pas de demeurer enfermés dans leurs structures métalliques. Ils continueraient à vider les cerveaux humains et à s’installer dans les somas dépossédés.
La guerre devait donc se poursuivre jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à l’extermination des Cloches Noires ou la mort de Kickaha.
Il eut à ce moment-là l’impression que tout le poids du monde reposait sur ses épaules. S’ils le tuaient, ils pourraient poursuivre leur conquête sans grand risque, car peu de personnes connaissaient leur identité et leurs buts et celles-là aussi mourraient. Ce monde était son monde, comme il l’avait clamé, et il était l’homme le plus fortuné de deux mondes car seul, parmi les Terriens, il avait pu franchir le mur qui séparait les deux univers. Pour lui, le monde qu’il avait adopté était supérieur à la Terre. Il l’avait fait sien à un point tel qu’il lui appartenait, peut-être même plus qu’à Wolff, le Seigneur qui l’avait créé.
Maintenant, délices et récompenses avaient disparu, remplacées par une responsabilité si écrasante qu’il n’y avait jamais pensé car il n’aurait pu supporter cette idée.
Pour un homme chargé d’une telle responsabilité, il avait agi bien imprudemment. Et pourtant, c’était en même de cette imprudence qu’il avait survécu si longtemps.
Si, tenant compte de l’importance de cette responsabilité, il avait agi avec une grande prudence, il se serait probablement fait prendre et tuer. Ou alors il aurait réussi à s’échapper mais serait demeuré totalement inefficace, car il aurait eu peur d’agir. Imprudent ou non, il allait continuer à se comporter comme par le passé. S’il se trompait, il appartiendrait à ce passé et l’avenir serait aux Cloches Noires.
Il posa près de lui les lunettes et la boîte de contrôle des missiles, et expliqua à Do Shuptarp ce qu’il avait l’intention de faire. Le Teutonique estima que c’était de la folie, mais il approuva néanmoins car il n’avait personnellement aucune idée.
Ils choisirent un talos et hissèrent le corps, qui devait peser plus de deux cents kilos, jusqu’au corridor qui conduisait à la salle de contrôle. Ils l’assirent dans le passage situé hors du champ d’action des détecteurs, face à la porte, et revinrent rapidement à l’endroit d’où ils étaient partis. Après avoir jeté un coup d’œil rapide dans les environs, Kickaha remit ses lunettes. Il fit descendre le missile posté au-dessus de la porte, visa, et le projeta contre la tête casquée du talos assis dans le corridor. Le missile se disloqua sous le choc et il ne put observer l’effet de sa manœuvre. Il en prit rapidement un autre dans la boîte et l’envoya se poster au-dessus de la porte. Comme il l’avait espéré, le corps du talos était retombé, mais de travers, et sa tête et ses épaules se trouvaient dans le champ d’action d’un détecteur. Le signal d’alarme devait être en train de retentir furieusement dans la salle de contrôle.
Pourtant, rien ne se passa. Les battants de la porte ne s’ouvrirent pas. Kickaha demeura immobile jusqu’à ce que l’attente fût devenue insupportable. Bien qu’il fût important de laisser le missile à son poste d’observation, il le désactiva et réactiva celui qui se trouvait à l’intérieur de la salle.
Il vit l’arrière du pupitre de contrôle derrière lequel le missile était posé, mais il n’entendit rien. Aucun signal d’alarme ne retentissait – on avait dû les mettre hors circuit. Il amplifia le son au maximum mais les Cloches Noires continuèrent à ne donner aucun signe de vie.
Il activa un instant le missile posté dans le corridor. Les portes étaient toujours closes. Il revint au premier missile, mais le silence continuait à être total. Que pouvait-il bien se passer ?
Jouaient-ils à Qui-de-nous-deux-gardera-le-plus-longtemps-son-sang-froid ? Cherchaient-ils à le contraindre à attaquer le premier ?
Il fit sortir le missile de sa cachette et lui fit longer le mur au ras du plancher. La vision était nette jusqu’à une faible distance, mais au-delà tout était flou. Kickaha orienta l’engin de manière qu’il s’élève jusqu’au plafond, toujours en rasant le mur. Il espérait voir les Cloches Noires avant qu’ils ne détectent la présence du missile. On pouvait utiliser l’engin pour tuer, en le propulsant comme un projectile, mais le champ de vision dans la salle de contrôle était si limité qu’il eût fallu pour cela qu’il se trouvât tout près de la cible. Si une Cloche Noire se mettait à crier en l’apercevant, dévoilant l’endroit de sa cachette, Kickaha pourrait lancer le missile avant qu’il ne soit détruit à coups de lance-rayons.
Kickaha décida d’explorer toute la salle. C’était assez risqué mais il en avait assez d’attendre. Il ramena le missile vers le sol, l’écarta du mur et le fit à nouveau s’élever. Ne voyant rien, il agrandit la zone de recherches. Il était naturellement possible que les Cloches Noires aient détecté le missile et qu’ils se tiennent hors de portée – à moins qu’ils ne fussent cachés quelque part. Cela n’avait pas de sens, sauf si leur but était de détourner l’attention de celui qui manipulait le missile pendant qu’ils quitteraient la salle pour se mettre à sa recherche. Ils ne connaissaient sans doute pas le mode de fonctionnement du missile, mais ils devaient se rendre compte que sa portée de transmission était limitée et que l’opérateur devait se trouver relativement près.
Kickaha demanda à Do Shuptarp d’être particulièrement vigilant et de surveiller le haut de l’escalier, par où les Cloches Noires pourraient surgir. Qu’il n’hésite pas à se servir des grenades à neutrons si cela s’avérait nécessaire. Il avait à peine achevé de parler que Do Shuptarp poussa un cri. Kickaha fut tellement surpris qu’il leva les mains et lâcha la boîte de commande, qui tomba sur le sol avec fracas. Arrachant les lunettes de sa tête, il plongea vers le sol et roula plusieurs fois sur lui-même afin d’esquiver les décharges éventuelles de lance-rayons. Il ne savait absolument pas pour quelle raison le Teutonique avait crié, mais il n’aurait pas été prudent de demeurer immobile en essayant de découvrir la cause de l’alarme.
Une décharge roussit le tapis près de lui. Elle provenait d’un endroit inattendu, l’extrémité opposée du corridor. Une tête et une main braquant un lance-rayons étaient seules visibles, émergeant d’un recoin du mur. Do Shuptarp se mit heureusement à tirer en voyant la Cloche Noire, dont la tête disparut. La main continua à tirer, au hasard.
À cette distance, les lance-rayons perdaient la majeure partie de leur efficacité. À bout portant, leur décharge était capable de fondre vingt-cinq centimètres d’acier et de carboniser un homme en une seconde. Mais à plusieurs dizaines de mètres, ils pouvaient tout juste causer des brûlures locales au troisième degré.
Do Shuptarp bondit vers l’escalier en zigzaguant, dévala les premières marches quatre à quatre et plongea à l’abri du tas de talos. Kickaha courut dans le corridor en direction de la porte de la salle de contrôle. Il comprenait ce qui s’était passé. Une Cloche Noire, et peut-être même les deux, s’était transporté dans un autre endroit du palais en utilisant une « porte », afin de procéder à une attaque de flanc. Peut-être même l’un ou l’autre s’était-il transporté ailleurs pour aller chercher des renforts.
Kickaha jura, fit demi-tour et revint en courant vers l’endroit où il avait laissé tomber les lunettes et la boîte de commande des missiles. La Cloche Noire passa à nouveau la tête à l’angle du recoin, au ras du plancher, et tira. Do Shuptarp, dont l’angle de tir était plus propice, riposta.
Kickaha déchargea également son arme. La tête disparut et, là où elle s’était trouvée, le tapis ininflammable fondit sur plusieurs centimètres carrés.
Les trois grenades qu’ils avaient posées sur le sol étaient trop loin pour qu’on perdît du temps à aller les récupérer. Kickaha ramassa vivement la boîte de commande et les lunettes et reflua rapidement. Il s’attendait à voir apparaître quelqu’un du côté où il se trouvait et il était prêt à se jeter dans l’embrasure d’une des portes qui flanquaient le corridor. Lorsqu’il atteignit l’avant-dernière de ces portes, il aperçut une tête qui émergeait d’un recoin. Il lâcha plusieurs décharges, arrosant la moulure et l’angle du mur. La tête disparut toutefois avant que le rayon ne l’atteigne. Kickaha s’accroupit contre le mur et tira au-delà du recoin, espérant que le rayon ricocherait et atteindrait le ou les ennemis qui étaient embusqués là. Un cri lui apprit qu’il avait effrayé ou peut-être légèrement brûlé quelqu’un.
Kickaha eut un rire sarcastique et revint à l’abri de la porte avant que la Cloche Noire n’ait eu le temps de tirer à son tour. La situation ne prêtait pas à rire mais il ne pouvait s’empêcher de s’amuser férocement lorsqu’il jouait un tour à ses ennemis.